- GOYA (F.)
- GOYA (F.)Goya tient cette gageure de jouir d’une égale popularité à l’étranger et dans sa propre patrie. Qui plus est, cette faveur générale, acquise dès son vivant, ne s’est jamais démentie. Il s’agit d’un phénomène unique dans l’histoire de l’Espagne, qui tient à la situation du peintre, d’une part vis-à-vis de son peuple, mais aussi, d’autre part, par rapport à l’évolution générale du temps.L’Espagne a trouvé en Goya un observateur d’une cruelle lucidité, à un moment décisif de son destin historique, alors que s’opérait le renouvellement politique et social du pays à travers le drame d’une guerre de libération nationale. Le Goya du Tres de Mayo (Prado, Madrid) et des Désastres de la guerre se révèle comme le plus espagnol des peintres de l’Espagne.Cependant, sur un plan plus large, Goya est installé à la charnière de deux mondes: le XVIIIe siècle éclairé et le monde moderne dont il découvre autour de lui et en lui-même la tumultueuse gestation. Le Goya «visionnaire», sans annihiler complètement l’homme «éclairé», déplace vers un univers de ténèbres les frontières de l’humain.Pour transmettre le résultat de ses expériences et de ses découvertes, pour donner forme à ses visions, Goya ne pouvait compter sur le langage de la peinture traditionnelle. Au prix d’un immense labeur – 500 peintures, 280 eaux-fortes et lithographies environ, et près d’un millier de dessins – il créa une nouvelle technique d’expression. Avec lui naît la peinture moderne.Un peintre espagnol du XVIIIe siècleLes débuts de la carrière du peintre n’auguraient pas un destin aussi exceptionnel. Né dans le petit village aragonais de Fuendetodos, d’une famille modeste, Francisco de Paula Goya y Lucientes connut dans sa jeunesse des moments difficiles. Ses tentatives pour percer, à l’occasion des concours triennaux de l’académie de San Fernando, à Madrid, en 1763 et 1766, furent autant d’échecs. La malchance le poursuivit également en Italie où il dut se contenter d’une deuxième place au concours de l’académie de Parme en 1770.Ses premières œuvres, des peintures religieuses à Nuestra Señora del Pilar (in situ ) et au palais Sobradiel (dispersées), à Saragosse, révèlent surtout des talents de metteur en scène, probablement acquis dans la fréquentation du baroque italien. Il y a davantage de sobriété et de vigueur dans les tableaux de la vie de la Vierge dont il orna la chartreuse d’Aula Dei (in situ , très restaurée), voisine de la capitale de l’Aragon. Cette vigueur dépouillée est peut-être l’héritage d’une tradition régionale de la peinture religieuse péninsulaire.En 1775, grâce à la protection de son beau-frère, Francisco Bayeu, Goya est engagé dans l’équipe de peintres chargés d’enrichir la collection de la manufacture royale de tapisseries de Sainte-Barbe, à Madrid. Ses cartons sont de véritables tableaux dans la tradition française et flamande où dominent les scènes de genre, les thèmes galants, ainsi que de séduisants croquis de la vie madrilène: Le Jeu de colin-maillard (La Gallina ciega ), L’Ombrelle (El Quitasol ), La Foire de Madrid (La Feria de Madrid ), Le Printemps (Las Floreras ), Les Vendanges (La Vendimia ), œuvres qui sont toutes conservées au Musée national du Prado, à Madrid. À la même veine appartiennent les délicieuses compositions décoratives exécutées en 1787 pour la propriété de campagne que le duc d’Osuna possédait aux portes de Madrid: L’Escarpolette [El Columpio ] (Prado, Madrid). Le sommet de cet art aimable est peut-être atteint avec La Prairie de Saint-Isidore [La Pradera de San Isidro ] (Prado, Madrid), petit tableau peint la même année, avec une foule bigarrée au premier plan et, au fond, la silhouette de Madrid étonnamment claire. C’est aussi le triomphe de la vie aimable et superficielle du XVIIIe siècle finissant.En homme avisé, Goya épouse les idées politiques et sociales du roi Charles III et de son entourage «éclairé» qui rêvaient de régénérer l’Espagne par des réformes accomplies sous le signe de la Raison et des Lumières. Son lyrisme fait alors place à des préoccupations réalistes où l’on a cru voir percer un accent populiste: La Neige (La Nevada ) et Le Maçon blessé (El Albañil herido ), œuvres conservées au Prado, à Madrid.Son succès à la cour consacre une éclatante réussite sociale. En 1786, il est nommé peintre du roi et, trois ans plus tard, à l’avènement de Charles IV, pintor de cámara (peintre de la chambre). La renommée fait de lui le portraitiste à la mode chez qui se pressent les hommes importants et les dames du monde. Parti du grand portrait de cour décoratif (Le Comte de Floridablanca , 1783, Banco Urquijo, Madrid, ce tableau avec son autoportrait en arrière-plan), Goya arrive à une formule dépouillée, sorte de traduction moderne de l’héritage de Vélasquez: Charles III en tenue de chasse, 1786 (Prado, Madrid); portraits équestres de Charles IV et de la reine Marie-Louise, 1799. Une place à part doit être faite aux portraits d’enfants auxquels Goya réserve toute sa tendresse: le petit Manuel Osorio , 1787 (The Metropolitan Museum, New York), accompagné de ses animaux familiers, et Don Luis María de Cistué (collection Mrs. J. T. Rockefeller Jr., New York).À cette époque, la technique de Goya ne se distingue guère de celle de ses émules que par la franchise et l’audace des couleurs, à l’éclat de porcelaine, et parfois par la division de la touche.À la recherche d’une expression libreJusque-là, la carrière de Goya avait été celle d’un homme grandi à l’ombre de l’académisme. Une série d’événements extérieurs et intimes vont en briser le cours et délivrer l’artiste de l’emprise des règles.La crise est préparée par la mise à l’écart de l’élite éclairée auprès de laquelle Goya avait trouvé amitié et protection: Floridablanca, Jovellanos, Cabarrús, Ceán Bermúdez. Un climat de corruption, entretenu par la reine Marie-Louise et son amant Godoy, va précipiter le déclin de l’Espagne.À la suite d’une terrible maladie, survenue à Cadix en 1792, Goya demeure irrémédiablement sourd. Cette infirmité, qui le coupe de l’extérieur, joue le rôle d’un catalyseur et libère un monde angoissant auquel le peintre avait échappé auparavant en se lançant à corps perdu dans la vie sociale et mondaine.On peut suivre les progrès de la crise dans le recueil de gravures préparé à partir de 1793 et publié le 6 février 1799 sous le titre de Caprichos (Caprices ). Ces œuvres sont encore conçues comme une critique des tares et des vices sociaux, dans l’esprit du rationalisme du XVIIIe siècle. Goya y dénonce notamment l’ivrognerie, en partant d’un cas concret: Y se le quema la casa (Et sa maison brûle ). On peut de même soupçonner que ses amours malheureuses avec la duchesse d’Albe l’ont confirmé dans l’idée pessimiste qu’il se faisait des relations entre les partenaires du couple, ainsi qu’en sa croyance en la puissance maléfique de la femme: Ya van desplumados (Les voilà plumés! ). Il reprend aussi le thème du Pantin – déjà traité antérieurement – que les femmes font sauter sur un drap (El Pelele ). Le souvenir de la duchesse d’Albe s’attache plus particulièrement à la célèbre planche no 81 – demeurée longtemps non publiée –: El Sueño de la mentira y la inconstancia (Le Songe du mensonge et de l’inconstance ).Cependant, l’artiste dépasse ce stade purement critique en dévoilant ce que l’idéologie réformiste et optimiste des Lumières ne soupçonnait pas: la perversion fondamentale de l’homme. Au fond de l’humain, sa raison mortifiée a perçu un abîme où règne l’absurde.Un monde «capricieux» de formes hallucinantes et de créatures grotesques, avec des scènes de supplices et des sabbats, envahit soudain l’univers de Goya. Cette découverte change complètement le sens même de sa peinture. De moyen d’ascension sociale, elle se transforme en un exercice libre au service d’une réalité essentielle et obsédante. Une écriture nouvelle naît, en rapport avec ce monde de rêve. Ce sont, en gravure, les contrastes brutaux entre les noirs et les blancs, accompagnés par les grands plans de l’aquatinte. En peinture, une touche plus rapide juxtapose les tons plus qu’elle ne les lie.Cette technique impressionniste apparaît dans une série de tableaux inquiétants: La Procession de flagellants (La Procesión de disciplinantes ), La Course de taureaux dans un village (Corrida de toros en pueblo ), Scène d’Inquisition (Escena de Inquisición ), Maison de fous (La Casa de locos ), tous à l’Academia de San Fernando, à Madrid, que la critique a tendance à repousser à la fin des années quatre-vingt-dix. Le retour en grâce, en 1797, de deux de ses amis, Jovellanos et Saavedra, lui vaut de nouvelles commandes officielles. La plus importante de celles-ci est constituée par les fresques de la petite église de San Antonio de la Florida (in situ ) où apparaissent déjà des formes puissantes et des têtes brusquement abrégées, annonçant les œuvres de la période noire.Le clivage s’opère également dans le portrait. Durant les années 1794 et 1795, Goya semble adresser un dernier hommage à la technique du XVIIIe siècle en composant des symphonies en gris, d’une délicatesse rarement égalée. Trois portraits consacrent les réussites de cette palette argentée. La Tirana , 1799 (Academia de San Fernando, Madrid), une des actrices les plus en vue des théâtres de Madrid, apparaît alourdie par l’âge, sous le volumineux casque de sa chevelure, mais toute drapée de mousseline légère. Le Portrait de Francisco Bayeu , 1795 (Prado, Madrid), peint l’année même de la mort du modèle, est révélateur du caractère difficile de ce beau-frère auquel Goya devait son succès. La beauté altière de La Duchesse d’Albe , 1797 (Hispanic Society, New York) triomphe insolemment, à l’époque de son idylle – réelle ou imaginaire – avec le peintre.La crise a accentué l’acuité d’un œil inquisiteur. La lucidité avec laquelle il étudie les êtres va parfois jusqu’à la cruauté, par exemple dans le grand portrait de La Famille de Charles IV (La Familia de Carlos IV ), au Prado, à Madrid. Il ne s’agit nullement d’une charge. Ces fantoches alignés sont bien ceux qui ont présidé aux malheurs de l’Espagne. Le roi, gras et insignifiant. La reine, coquette sur le retour, horrible et provocante, présente d’une manière théâtrale ses plus jeunes enfants: l’infante Marie-Isabelle et Don Francisco de Paula. L’héritier du trône, Ferdinand, impassible ou hébété, fait pendant au souverain; à ses côtés, son frère cadet Don Carlos, figure d’enfant prématurément vieilli. À l’arrière-plan, à gauche, un visage de sorcière, tout droit sorti des Caprices : l’infante María Josefa, sœur du roi. À droite, un autre visage marqué par l’imbécillité représente l’infant Don Antonio, son frère. Seul le couple formé par le prince Louis de Parme et l’infante Marie-Louise, tenant son enfant dans les bras, apporte une note de grâce et de jeunesse parmi ces êtres disgraciés ou pervers.La même année 1800, Goya accorde un regard de tendresse à la pauvre Comtesse de Chinchón (coll. Sueca, Madrid), victime innocente livrée aux appétits du favori de la reine. Il s’agit là d’un de ses plus authentiques chefs-d’œuvre, bien supérieur aux deux Majas – la Vestida et la Desnuda – (Prado, Madrid) dont le succès est en partie fait de scandale.Le visionnaireUne nouvelle crise, historique celle-là, renforce Goya dans son pessimisme. En 1808, la monarchie espagnole s’effondre. Napoléon impose à la péninsule l’autorité de son frère, mais l’occupation française déclenche la révolte populaire.L’attitude de Goya devant cette tragédie est ambiguë. D’une part, la France demeure pour lui le pays qui a répandu à travers le monde les idées de liberté qui lui sont chères. De l’autre, il voit de ses yeux l’horreur sanglante dans laquelle est emporté son peuple. Tout en peignant le roi intrus et ses amis afrancesados , il compose (entre 1810 et 1814) les Désastres de la guerre , ensemble de planches où s’étale la férocité humaine. Il y démythifie la guerre en lui retirant son halo d’héroïsme et de gloire.Son génie, relancé par l’expérience tragique, atteint à une hardiesse de facture étonnante. Les deux tableaux célèbres, Dos de Mayo et Tres de Mayo [1808 ], exécutés pour les cérémonies commémoratives, en mai 1814, brisent définitivement avec toutes les règles classiques par le sujet – un événement contemporain – et par la composition, puissamment dynamique. Surtout, ils assurent à la foule anonyme son entrée dans l’art, annonçant ainsi Delacroix et la peinture romantique.Une nouvelle maladie, qui faillit l’emporter en 1819, ouvre une nouvelle crise. Goya connaît l’angoisse métaphysique qui s’exprime dans les deux tableaux religieux, au rendu extrêmement libre, des Escuelas Pías de San Anton de Madrid: La Dernière Communion de saint Joseph de Calasanz et Le Christ au jardin des Oliviers (in situ ). Ce mouvement vers le divin ne peut délivrer Goya de ses cauchemars et de ses hallucinations. Ceux-ci forment les motifs de la décoration de la Quinta del Sordo, une maison de campagne qu’il venait d’acheter sur les bords du Manzanares. Des «peintures noires» – grisailles où la couleur n’est pas totalement absente –, de nature expressionniste, représentent des foules hystériques (Le Pèlerinage de San Isidro ), des réunions de sorcellerie (El Aquelarre , c’est-à-dire Le Sabbat , le lieu des assemblées sataniques), des images d’avilissement sénile (Deux Vieux mangeant leur soupe ) et des scènes érotiques (Deux Jeunes Femmes se moquant d’un homme ). Toutes ces œuvres, conservées au musée du Prado, constituent un vaste domaine offert à la psychanalyse qui reçoit peut-être son sens du Saturne , monstre effroyable dévorant son enfant, symbole de la mort et de la destruction. Cette plongée dans les eaux troubles des émotions primitives alimente aussi la série d’eaux-fortes publiée en 1864 seulement sous le nom de Disparates (Absurdités ).La fin de la vie de Goya, passée en France – il mourra à Bordeaux en 1828 –, apporte une sorte de rémission dans cette évolution tragique. Toujours avide d’apprendre – J’apprends encore (Aún aprendo ) –, il s’initie à la lithographie – Les Taureaux de Bordeaux – et, lorsqu’il revient à la couleur, c’est pour peindre dans des intonations lyriques et douces La Laitière de Bordeaux (Prado, Madrid).Le destin de Goya a été présenté dans son déroulement chronologique. Qu’on n’aille pas croire cependant qu’il ait obéi à un déterminisme linéaire. Goya fut en réalité l’homme des contradictions et des contrastes, capable à chaque époque d’anticipations et de retours en arrière. Son goût pour le réel et le vécu allait de pair avec l’amour de l’insaisissable et de l’inexplicable. La jovialité et l’esprit satirique coexistaient chez lui avec le sens du tragique. Son génie multiforme clôt le XVIIIe siècle et annonce toutes les complexités du monde moderne.
Encyclopédie Universelle. 2012.